Ça taille (crayon)

ON S’LA
JOUE ARTISTE
PARCE QUE
LA VIE C’EST
COMPLIQUÉ,
GROS

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http://www.taille-crayon.org/article-13781743.html

Mercredi 14 novembre 2007

LE CLUB DES CHEVREUILS, VULGARITÉ BIEN PLACÉE ?

Depuis longtemps j’ai envie d’écrire sur un collectif de jeunes et productifs graphistes
français, j’ai nommé, Le Club Des Chevreuils. Aux antipodes de notre angle de réflexion
apparemment, ils m’inspirent à la fois rejet et attrait.

Attrait, car leurs interventions ou expérimentations s’avèrent parfois des plus réussies
(telles que celles proposées dans le ultraétapes) et parce que Guillaume Grall, en plus de
travailler dans le respectueux Atelier de Création Graphique aux côtés de Pierre Bernard,
s’avère être parfois un intelligent commentateur, ici notamment.

Rejet, car les commentaires sont aussi très souvent réduit à des « lol », «mdr», etc (voir
leur blog), et que leur intervention dans le ink n°1 (1), bien que très justifiée, me reste
au travers de la gorge. La vulgarité permet de revendiquer sa liberté, elle choque — mais
choque t-elle vraiment à une époque où elle est partout ? — et celui qui la revendique
aujourd’hui parait inattaquable, tant l’évidence d’une distanciation le protège. Celui qui
le critique n’a tout simplement rien compris au fameux «second degré».

En regard à cette problématique, qui a avoir avec la lutte des classes, je vous conseille
vivement d’écouter une émission intitulée « le vulgaire est-il tendance (2)?», et pour vous
en persuader, voici retranscrits une partie de son introduction, par Brice Couturier : « Hier
encore la vulgarité faisait rire à ses dépends elle était stigmatisée au nom du bon goût
par l’élite distinguée. Or, c’est elle désormais qui donne le ton à travers les médias grand
public, elle qui jauge, prescrit, déboulonne et exécute. Étonnant renversement des
hiérarchies, est-ce un effet de la tendance à l’égalisation des conditions qui parcoure
notre démocratie conformément à la prédiction Tocquevillienne ou faut-il plutôt
incriminer notre époque d’argent facile avec ses nababs trop vite enrichis pour avoir eu
le temps de se former le goût et tout juste conscient des images de marques. » et un
extrait de réponse par Ariel Wizman : « Je pense que la vulgarité c’est un peu le cynisme
des foules, c’est-à-dire, de même que la distinction dans les régimes autoritaires est
élitiste finalement et exprime une espèce de fascisme d’un sur tous ou d’une poignée
sur la majorité. A l’inverse, dans les régimes plutôt libéraux comme le nôtre, la vulgarité
exprime un peu le fascisme de tous contre un, ou de tous contre quelques uns. En
quelque sorte, la vulgarité c’est simplement le fait que beaucoup, c’est-à-dire une foule,
arrivent à ne plus se sentir coupable d’aucun sentiment, d’aucun excès au fond,
d’aucune outrance et impose à un plus petit nombre qui lui a envie d’un peu plus de
lumière ou de progrès, ou de sophistication, de raffinement, ou de nuance ! Parce que
finalement, le problème de la vulgarité c’est l’allergie à la nuance, l’impatience, l’allergie
à la médiation aussi, à tout ce qui peut prendre du temps à comprendre, prendre du
temps à analyser […] »

Nombre d’artistes contemporains ont joué sur ces limites, où l’indécence des propos
oblige le récepteur à prendre du recul par rapport aux informations reçues. Mais
souvent, il est difficile de cerner si l’artiste ne s’amuse pas simplement de ce qu’il vit
tous les jours. Sans autant de distance qu’il ne le croit. Tous les adeptes d’émissions
de télé réalité ou de séries TV savent que c’est bête (même les plus bêtes d’entre eux),
n’empêche que. Une heure par jour de star ac’, multiplié par 5, multiplié par 4, ça fait
quand même 20h de «connaissances», qui ressortent forcément à un moment chez un
créateur. En tant qu’artistes, nous avons l’avantage d’être des éponges qui s’imbibent
de tout ce qui constitue notre environnement. Mais nous avons aussi l’inconvénient
de ne pas être capable de mettre en place une « perméabilité choisie », pour reprendre
une qualification d’actualité.

Je m’insurge donc car je me suis longtemps retenu, mais poussé par une récente lecture
(De Christian Godin, dans le petit lexique de la bêtise actuelle à propos du lieu commun
Ne pas juger : « Mais pourquoi voudrait-on ne pas penser, interdire la pensée ? Pour
toutes sortes de raisons évidentes et d’autres, moins apparentes. Penser, juger, c’est
critiquer, évaluer, hiérarchiser, c’est donc approuver et condamner ­ et de cela, on peut
avoir une certaine peur, surtout si l’on n’est sûr ni de soi ni de son bon droit. Ne pas
juger ! est donc un interdit lancé à la pensée critique et évaluative. Inversement,
l’impératif apparaît comme l’expression de la tolérance et de l’impartialité. Ne pas juger
se donne à bon marché une apparence de libéralité (laisser l’autre libre de penser
et de faire ce qu’il veut ; traduction rapide : s’en foutre). Comme s’il était possible
de ne pas juger (on ne fait que cela, sans toujours s’en rendre compte), comme s’il était
souhaitable de ne pas juger (il faudrait être un animal pour se contenter des faits
naturels) ! » (3), je me suis dit qu’il fallait se risquer à critiquer ouvertement sur
Taillecrayon, car je suis loin de m’en foutre. Je m’insurge aussi car j’aimerais avoir votre
sentiment, parce qu’un début de discussion avec Guillaume Grall a précipité la
naissance de cet article, et parce que j’ai bien souvent l’impression d’être seul dans
mon refus de la facilité et de l’humour au second degré.

Je me demande aussi si Le Club Des Chevreuils n’annonce pas (mal)(heureusement?)
une nouvelle génération de graphistes (comme j’ai pu en connaître beaucoup à Amiens
par exemple). Pour revenir au débat avec Guillaume Grall sur le blog d’étapes, j’y voyais
là un réel danger pour l’avenir de la profession. Comment faire pour qu’elle gagne en
reconnaissance alors qu’une nouvelle génération rap, tag, cool, console, qui préfère
rigoler que penser (ou tout du moins qui y consacre plus de temps) s’annonce. Le vrai
danger de cette vulgarité n’est-il pas justement qu’elle est ­ comme Guillaume se plait
à le souligner ­ aussi intelligente?

(1) : Image : Proposition pour ink magazine n°1, série de spams agissant en parasites
à l’intérieur de la revue.
(2) : Émission Du grain à moudre, diffusée sur France Culture le 9 Novembre 2007,
à écouter jusqu’au 9 décembre de la même année.
(3) : Petit lexique de la bêtise actuelle, exégèse des lieux communs d’aujourd’hui,
par Christian Godin, Éditions du temps 2007, p. 127.

par Sam publié dans CRITIQUE